L'Industrie de la chaux entre Loire et Layon

La chaux : qu'est-ce que c'est ?

La chaux est un composé chimique issu de la combustion - ou calcination - du calcaire. Elle est fabriquée dans un Four à Chaux. Les fours modernes sont cylindriques et verticaux, ils fonctionnent au gaz. Mais en Anjou, jusqu'au dernier qui a fermé en 1967, il s'agissait d'énormes bâtisses en pierre, légèrement coniques qui brulaient au charbon. La figure ci-contre donne les dimensions d'un tel ouvrage, en coupe. Il s'agit ici du Four St-Charles à Chaudefonds. Les ébraisoires, par où sortait la matière cuite, étaient au nombre d'un, de deux ou de trois.
La robe réfractaire était le plus souvent en briques, parfois en tuffeau ou en pierre siliceuse.

Le mode de fonctionnement était le suivant : on alternait une couche de calcaire (1000 kg) avec une couche de charbon (250 kg), sous forme de sandwich. Les chaufourniers enfournaient le matériau par le gueulard, pendant que d'autres venaient tirer la chaux et les cendres dans les ébraisoires. Le calcaire et le charbon - tous deux présents dans la région - descendaient par gravité au rythme des tirages et arrivaient en bas au bout de 4 à 5 jours. Entre temps ils traversaient la zone centrale où la chaleur était maximum (1000 à 1500°C). C'est là qu'ils se transformaient en chaux vive et en cendres. La figure ci-contre illustre ce principe.
En bas, la chaux vive en blocs est grossièrement triée des cendres par la grille de défournement. La première pouvait être concassée puis vendue telle quelle ou encore être éteinte par arrosage, les secondes servaient de chaux à usage agricole. La réaction d'hydratation de la chaux vive est très violente et exothermique. Elle pulvérise les blocs et évite ainsi le concassage de la chaux éteinte (appelée aussi chaux grasse ou aérienne).
Tous ces matériaux passaient ensuite au blutage, où des tamis permettaient d'obtenir la finesse souhaitée.

Cette chaux partait en premier lieu pour l'agriculture (amendement des sols), mais aussi pour l'affinage de l'acier (fer blanc en particulier), les tanneries ou les papeteries et bien sûr la construction (mortiers, crépis). Elle ne voyageait jamais très loin, en Anjou, en Vendée, dans le sud Bretagne ou à Nantes par la Loire.

Le calcaire - ou pierre à chaux - devait avoir de bonnes propriétés de cuisson et d'homogénéité. Elle était extraite à proximité même des fours, dans des petites carrières à ciel ouvert. Prenons l'exemple du site de la carrière St-Charles, la dernière qui ait extrait le fameux calcaire dévonien pour la chaux.
La figure (a) donne une coupe du site en 1842, avant l'exploitation. Sl désigne des schistes noirs à micas blancs, dC le calcaire dévonien et Sp des schistes gréseux à plantes. Le calcaire devait former une butte, car il est bien moins altérable que les schistes environnants. Le premier travaille fut d'enlever la couche de remblais et de terre végétale. C'est le décapage.
La figure (b) présente la première tranche d'exploitation, de 1842 à 1910. Le calcaire est taillé sur une hauteur de 8 à 10m et sur toute la surface du gisement. Les carriers ont laissé des bancs de calcaire solides, au Nord et au Sud, pour éviter que les schistes ne s'effondrent dans la fouille.
Enfin la figure (c) donne l'état de la carrière à la fermeture, en 1967. Après la réouverture en 1928, on entame une deuxième tranche par gradins droits sur 8m, et encore une autre sur la même hauteur. L'exploitation se fait à l'explosif (dynamite ou poudre noire). En 1953, un dernier gradin est entaillé sur 6m de profondeur, mais les venues d'eau sont de plus en plus problématiques et entraînent l'installation d'un système de pompage très important. Qui plus est, les circulations souterraines naturelles (karsts) sont relativement complexes. Actuellement, la carrière est inondée sur les deux derniers gradins. Elle est privée.
La pierre était ensuite brisée à la masse, puis chargée sur des wagonnets. Les gros blocs (20 kg) partaient au four et les menus morceaux étaient vendus directement en granulats ou pierre à chaux (la castine). Ils empruntaient ensuite un plan incliné équipé d'un treuil-ascenseur.

La chaux en Loire-Layon

L'Anjou compte trois grands pôles chaufourniers : dans le Beaugeois, dans le Saumurois et dans le secteur Ligérien (Loire-layon). Ce dernier secteur, qui nous intéresse, bénéficie d'atouts indéniables : transport facilité par le rail et les voies navigables ainsi que proximité des mines de charbon.
Cliquez pour téléchargerLa figure ci-contre donne un aperçu de l'ensemble des vestiges de fours à chaux dans la région. Ils sont tous dans un état relativement conservé. Vous pouvez cliquez sur l'image pour la voir en plus grand.
Remarquons l'alignement presque parfait selon la direction Nord-120°. Ce n'est pas étonnant : les fours sont tous construits autour des affleurements de calcaire dévonien (unité de Châteaupanne - Chaudefonds et de St-Georges). Les calcaires suivent cette direction, la même que le sillon houiller de la Basse-Loire et la faille du Layon !

La chaux a certainement été fabriquée dans la région dès l'empire Romain (Calonna). Le premier texte faisant état d'un four en Loire-Layon remonte à 1509, à Chalonnes-sur-Loire (Fourneau Mallemain). Jusqu'au XVIIIème siècle, le développement chaufournier était relativement modeste. A la Révolution, on ne compte que 6 fours à Montjean, 4 à Chalonnes, 1 à Chaudefonds et aucun à St-Aubin.

C'est au XIXème siècle que l'industrie de la chaux trouve son paroxysme, exactement en même temps que celui du charbon de Basse-Loire. En un siècle, on construit pas moins de 200 fours à chaux en Anjou et on dénombre près de 2000 ouvriers-chaufourniers en 1861. Les fours fonctionnent une bonne partie de l'année et sont, avec la mine, le principal employeur en Loire-Layon. Un vrai pôle industriel va naître au bord des deux cours d'eau.
Montjean-sur-Loire, second port de Loire après Nantes au XIXème, en est l'exemple parfait. Edmond Heusschen, ingénieur franco-belge, y construit un véritable complexe autour de la chaux et du charbon. Deux sites sont retenus : La Tranchée (1875), en bord de Loire, et Pincourt (1863), quelques centaines de mètre plus au Sud. Sur le premier site (photo ci-contre), il édifie une mine de charbon avec un chevallement en pierre encore debout aujourd'hui - le puits de La Tranchée, inscrit aux Monuments Historiques en 2004 - un port et une batterie de 7 fours à chaux (révolutionnaires) avec bluterie. Cet ensemble est approvisionné en calcaire par la carrière de Pincourt où un second complexe industriel est bâti. La photo couleur ci-contre (cliché A-L Monnin) présente les ruines des gigantesques bâtiments - l'ancienne bluterie et les ascenseurs à calcaire - le vestige intact du four Ste-Barbe et la carrière inondée qui fut utilisée jusqu'à récemment pour sa pierre. L'ensemble du site est inscrit aux Monuments Historiques depuis 1986. Malheureusement il tombe en ruine.
Pour relier les deux zones de production, Heusschen construit une voie ferrée qui traverse la colline de Montjean de part en part via une galerie de 500m (encore visible aujourd'hui).

L'arrivée des engrais chimiques, à la fin du XIXème siècle, va marquer le début du déclin de la chaux en Loire-Layon.
Les derniers fours s'éteignent dans les années 1960 : en 1962 à Châteaupanne (Montjean) avec trois fours et 54 employés, en 1967 à St-Charles (photo ci-contre dans les années 60 à Chaudefonds) avec un four et 28 employés. La fermeture des dernières entreprises clientes, la concurrence des chaux de l'Est - la chaufournerie moderne de Verdun produit en un jour ce que St-Charles produit en un mois - et les frais de fonctionnement élevés forcent les exploitants à stopper définitivement la fabrication de la chaux angevine...

Il reste encore beaucoup de calcaire à extraire. L'actuelle carrière de Châteaupanne en est la preuve : elle a produit 800.000 tonnes de granulats en 2005. Et la France consomme encore beaucoup de chaux, pour affiner son acier, pour amender et améliorer ses terrains, pour dépolluer ses fumées d'usines, pour ses papeteries, pour ses constructions anciennes ou "écologiques", etc.
Il n'est pas dit qu'un jour peut-être, on voit renaître une usine à chaux près d'une lentille de calcaire. On sera alors bien loin de nos anciens fours et de leur production artisanale. Mais on renouera à coup sûr avec la tradition de l'or blanc des Coteaux du Layon !

Textes et dessins de François Martin